Giscard, l’homme qui voulait tant être aimé des français, avait fini par renoncer à leur affection.
Le dossier hommage au président Valéry Giscard d’Estaing, décédé la semaine dernière des suites de la COVID19, à 94 ans, et inhumé hier, dans la plus stricte intimité familiale.
par Live A. Jéjé
Un départ n’ayant pas suscité d’émotion particulière
Des funérailles intimes et dépourvues d’honneurs
Valéry Giscard d’Estaing, 3e président de la Ve République, a été inhumé hier dans l’intimité de son cercle familial, une semaine après son décès, tel qu’il en avait émis le souhait. Fallait-il y voir une revanche, un ultime pied de nez de cet homme à qui les français ont tant reproché son formalisme, ses manières, la haute estime de lui-même qu’ils soupçonnaient de se porter ? Un biais, alors que l’Histoire a souvent montré que nous ne sommes jamais autant aimés qu’une fois passée l’arme à gauche – et sa longévité l’a conduit à assister à un nombre plus que suffisant d’enterrements pour en faire le constat – trouvé dans le but que les critiques dont il ne put jamais s’affranchir depuis son ascension fulgurante au pouvoir, en 1974, laissent place à un sentiment d’avoir été trop sévère à son endroit ? Une continuité logique du raisonnement d’un homme dont, si ce n’est la condition, l’image de châtelain bourgeois qui lui colla à la peau, n’a pas permis de se rendre compte qu’il était réellement cet homme assez simple, amateur d’autodérision que ses proches dépeignent ? La famille assure qu’il n’en est rien. Que dans sa conception de la République, les hommages nationaux ne devaient être réservés qu’aux gradés les plus valeureux ou aux citoyens ayant contribué aux plus importantes évolutions, humaines, scientifiques, à l’image d’un Pasteur ou des époux Curie.
Quoi qu’il en soit, cette décision strictement personnelle a dû en soulager plus d’un, au ministère de l’Intérieur, parmi les fonctionnaires préposés à la régie des obsèques des grandes figures de la Nation. Il aurait en effet relevé de l’arrachage de chevaux, en cette période sanitaire si compliquée, de parvenir à organiser des funérailles dignes de la fonction qu’il a occupé, telles qu’en eurent le droit d’autres anciens présidents français, dont le dernier exemple en date est celles de Jacques Chirac, il y a un peu plus d’un an (où Giscard fit l’une de ses dernières apparitions publiques aux côtés de sa femme Anne-Aymone) nous l’a renseigné : le passage par les Invalides, l’office religieux ayant réuni des centaines d’invités, fussent les grandes personnalités politiques de notre temps (et ceux qui en sont retirés), les chefs d’Etats étrangers (ou leurs représentants dépêchés pour l’occasion, qu’ils soient eux-mêmes d’anciens chefs d’Etat, ministres ou amis de l’ancien locataire de l’Elysée) ou encore les intellectuels et autres artistes familiers du défunt, auquel il convient d’ajouter la foule compacte d’anonymes massés derrière des barrières entourant le parvis de la cathédrale où eut lieu l’hommage. Un hommage qui dans les conditions sanitaires actuelles n’aurait pu être possible.
La dernière volonté bafouée de De Gaulle

En 1970, un autre ancien président, Charles de Gaulle, mourrait après avoir demandé à être enterré sans honneurs ni tambours, dans le cimetière de son Colombey les Deux Eglises si cher à son cœur, aux côtés de sa fille handicapée, tragiquement arrachée à sa famille par la maladie à un âge prématuré. Mais la trace qu’il laissait dans l’histoire contemporaine et sa renommée aux quatre coins de la planète avaient eu raison de ce vœu pieux. La bourgade où le Général avait si souvent trouvé refuge fut envahie de pékins des environs et d’un parterre de noms prestigieux, politiques, résistants, écrivains, journalistes, militaires, émissaires en tous genres, français et internationaux, tandis qu’une messe, en latin, accueillait à Paris la majorité du sérail politique de l’époque, pas assez proche du « Grand Charles » pour oser se déplacer jusqu’à Colombey.
N’est toutefois pas De Gaulle, et sa réputation, qui veut. Et Valéry Giscard d’Estaing le savait bien. Il ne bénéficiait pas, c’est peu de le dire, de l’aura suffisante pour que la simplicité de ses ambitions post-mortem se retrouve violée. Pour tout dire, Giscard n’a jamais pu jouir du crédit qu’il aura essayé d’obtenir de la part du peuple qu’il a mené 7 ans durant, si persuadés furent-ils, à chaque instant, on le constatera à maintes occurrences, qu’il les méprisait, que ses tentatives de comprendre leurs aspirations n’étaient que démagogie. Un lien de profonde et mutuelle incompréhension sépara des citoyens ce destin exceptionnel, logiquement amené à devenir président de la République un jour ou l’autre (il le fut à 48 ans, un record de jeunesse pour l’époque, seulement dépassé en 2017 par l’élection d’Emmanuel Macron à 39 ans) puis à faire naufrage au terme d’un septennat dont le tournant final, austéritaire, provoqua la déception. C’est cette même incompréhension, reposant sur une suspicion populaire de duplicité dans son attitude, qui réduit à néant, de façon systématique, son ambition de revenir un jour au pouvoir, et l’enchaîna à l’impopularité.
Un décès attendu par la presse
La mort de l’ancien président n’a pas surpris grand monde chez ceux qui diffusent l’opinion. Nous autres, journalistes, éditorialistes, blogueurs, auteurs, professionnels ou amateurs, nous y attendions, pour diverses raisons dont la première est la plus bête et méchante et peut paraître perfide aux yeux du public : plus quelqu’un prend de la bouteille, plus il convient de le garder dans le champ de détection de son radar. Ainsi, les grandes rédactions disposent toujours d’articles efficaces, écrits au préalable et retoqués à chaque nouveau fait à mettre au crédit de l’intéressé, pour se tenir prêt à les publier sur leurs sites web avec rapidité à l’heure de son trépas. Ce fut le cas ces dernières années pour des célébrités aussi diverses que Simone Veil, Jean Rochefort, Danielle Darrieux, Johnny Hallyday, Charles Aznavour ou comme précédemment cité, Jacques Chirac, qui ont contribué au rayonnement de la France, de ses valeurs, de sa culture, aussi bien dans l’hexagone qu’à travers le monde. Ce fut le cas il y a une semaine lorsque sur les coups de 23h, il fallut annoncer que Giscard d’Estaing venait de rendre l’âme. Hospitalisé à plusieurs reprises ces derniers mois pour des problèmes cardiaques et pulmonaires, le « président Immortel » ; eu égard autant aux quatre décennies qui se sont succédé depuis son échec à se faire réélire au sommet de l’Etat, et durant lesquelles il demeura actif dans la sphère politico-intellectuelle française, qu’au titre qui lui fut conféré il y a plus de quinze ans lors de son élection par les « Immortels » de l’Académie Française au fauteuil de Léopold Sédar Senghor ; a fini par succomber des suites de la COVID19.
Une façon d’entériner avec plus de réalisme ce virus au sein des grands événements de notre contemporanéité immédiate : dans vingt, cinquante, cent ans, les professeurs d’histoire, tout du moins en France, mentionneront Giscard (et, c’est toute l’ironie du sort, il est possible que les générations futures ne retiennent de lui que les circonstances de son décès), puisqu’il est toujours plus saisissant d’introduire une notion par ses conséquences sur d’illustres visages, qu’importe leur notoriété du moment qu’il est précisé les hautes fonctions qu’ils ont occupé (il est ainsi devenu le premier parmi cette trempe d’hommes et de femmes d’Etat, au sein des grandes puissances mondiales, à y laisser la vie), pour mieux traiter de l’ampleur universelle de l’épidémie que nous traversons, de sa gravité, qui est parvenue à déstabiliser le monde entier, à la surprise générale de ceux qui y font société, les nations occidentales les plus développées, prétendument armés contre tout type de menace et in fine incapables de faire face avec le niveau de réussite qu’auraient parié leurs dirigeants si on leur avait annoncé, il y a encore un an, le scénario catastrophe que prendrait cette pandémie, à deux vagues de contaminations successives, si dépendantes sont les politiques que ces derniers mettent en œuvre des dérives de l’ultralibéralisme (démantèlement des tissus industriels, délocalisations en pagaille, dettes publiques n’offrant de marge de manœuvre suffisante pour soutenir les plus impactés par les périodes de confinement de façon sereine, sans faire craindre à la population de devoir en payer la facture lors de futurs tournants économiques rigoristes…).
Une émotion minime chez les français
Il n’y avait guère de doute que la mort de Valéry Giscard d’Estaing ne susciterait dans le cœur des français, et cela s’est constaté ces sept derniers jours, une émotion comparable à celles qui les avaient saisies à l’annonce des décès des présidents Mitterrand (six mois après avoir quitté le pouvoir, dans un état de décrépitude avancé, chancelant, le teint diaphane caractéristique des malades les plus atteints par le cancer, qui rendaient sa disparition imminente) et Chirac, qui a joui sans avoir œuvré dans ce sens d’une popularité soudaine pour un homme si critiqué durant toute sa carrière, plus encore durant ses deux dernières années de présidence, où il échoua à convaincre les français de voter « oui » au référendum sur la Constitution Européenne, traité pour lequel Giscard avait beaucoup travaillé, dès lors qu’il se retira de la vie politique. Mitterrand et Chirac, respectivement considérés comme le « meilleur » et le « pire » ennemi politique de Giscard, n’ayant pas hésité à s’allier officieusement quand il le fallut pour le faire tomber de son piédestal élyséen.
Giscard, le mal-aimé
Une reconnaissance posthume en demi-teinte
Pourquoi l’émotion suscitée par la mort de Giscard – dont le bilan et la probité n’ont pourtant rien à envier à Chirac, qui, en plus de l’immobilisme dans lequel il s’était cadenassé, suscitant les interrogations de maints français, a posteriori, quant aux raisons qui avaient poussé cette bête politique, hargneuse, redoutable, à tout sacrifier dans le but d’accéder au poste de chef de l’Etat, vite troqué contre le sobriquet de « roi fainéant« , pour ne pas tenter de mettre en œuvre un programme reposant sur une vision de ce que doit être la France, dans tous les domaines, avait trempé dans tant de magouilles qu’il devint le premier président à être condamné par la justice une fois son immunité caduque – s’avère moindre que celle ressentie pour celui qui était surnommé par le monde entier « facho Chirac » durant les années Giscard, et qui terminera sa carrière sur des positions parfois proches de l’altermondialisme ? Cela faisait 39 ans que VGE avait quitté le pouvoir, sans réussir à altérer son image de rupin, dans un pays où les riches n’ont jamais été aimés par les quidams, quand la bonhomie et la proximité d’un Chirac avec ces derniers a toujours suffi à le rendre sympathique chaque fois qu’il se retrouvait en situation d’opposition au pouvoir exécutif ou qu’il fut exempt de toutes fonctions électorales.
Nous voici presque quarante ans après la déroute de Giscard, et rien n’a vraiment changé : si les hommages, unanimes, de la sphère politique retiennent son travail de modernisation d’une France post-soixante-huitarde encore ancrée dans un modèle gaulliste, traditionaliste et désuet en comparaison de ce à quoi aspirait la société, et son combat sans failles pour le renforcement de la construction européenne qu’il continua d’entreprendre une fois remis de son échec à se voir confier les rênes de la maison France pour un second septennat, si une minorité d’électeurs tous droit sortis de la « Génération Mitterrand », ces jeunes gens qui, sans l’abaissement de la majorité de 21 à 18 ans décidé par Giscard, n’auraient pas eu le droit de voter en 1981 et qui donnèrent leur confiance au candidat socialiste (non sans qu’une part conséquente d’entre vous ne vienne à le regretter par la suite), reconnaît avoir été sans doute trop critique envers Giscard, la majorité silencieuse ne s’est pas pressée pour consigner leurs adieux et leurs éloges dans les carnets de doléance mis à disposition dans les mairies. Quant aux plus jeunes, ils ne savent quasiment rien de lui, sinon qu’il fut président il y a très longtemps à leurs yeux, sans être capables d’indiquer précisément quand et ce qu’il a apporté au pays.
L' »au revoir » de Giscard
Pour les vingtenaires dont je fais partie, une écrasante majorité ne retient de VGE qu’une séquence télévisée, devenue culte, dont ils ont ri toute leur enfance, par sa grandiloquence virant au ridicule, lorsqu’à la grande époque où TF1 performait en prime-time en terme d’audimat, Arthur et ses Enfants de la télé concluaient chaque numéro par la dernière phrase de sa dernière allocution en tant que président, la veille de son départ de l’Elysée : son fameux « Au revoir », prononcé avec ce ton si froid, si aristocrate, si « giscardien » s’il fallait en définir le style (et qui lui valait les singeries des plus brillants imitateurs de l’époque, Le Luron en tête), avant de se lever et d’entreprendre une interminable sortie du champ de la caméra, le pas raide.
Invité lors de la grande soirée anniversaire des 20 de l’émission, il était revenu sur les coulisses de cette séquence qu’il admettait trouver ratée. « Un départ, c’est quelque chose de physique », avait-il expliqué pour justifier son choix de se commettre dans ce qu’il s’avérerait être son ultime faux pas présidentiel, lui qui avait pourtant si bien compris, mieux que quiconque d’autre, le bénéfice que pouvait procurer la maîtrise de l’outil télévisuel, en mettant en scènes diverses situations de sa vie quotidienne, fussent les moments de détente (comme ses parties de foot, ses vacances à la montagne ou ses échanges avec femme, enfants et chiens), que plus solennels (en témoigne le self-control des plus parfaits avec lequel il accueillit, seul, assis sur une chaise, un carnet de notes dans les mains, devant une télévision, l’annonce des résultats du 2nd tour de la présidentielle de 1974 qui le vit l’emporter d’une courte tête face à Mitterrand, qu’il nota sur son carnet sans exprimer d’émotion particulière, sans que la nouvelle de son élection ne lui cause le moindre mouvement facial, le moindre cillement, pas même un léger sourire de satisfaction) ou de travail (la présentation, entre autres exemples, aux caméras du JT du GQ antiatomique « Jupiter », perdu dans les profondeurs de l’Elysée.
Puisqu’un départ se devait à ses yeux d’être physique, c’est, à l’inverse de ses homologues, à pied, comme il était arrivé sept ans plus tôt, qu’il quitta le palais présidentiel en mai 1981, le visage neutre, fermé, sous les huées d’une foule de socialistes qui provoquèrent l’irritation du président Mitterrand, fraichement élu, qui trouva que ses électeurs manquaient de correction.
Un président inconnu des plus jeunes…
Pour les collégiens et lycéens actuels, le nom même de Giscard ne signifie, dans la plupart des cas, rien. Son impopularité dans le cœur de leurs parents et leurs grands-parents n’a guère aidé à sa reconnaissance. Il est très intéressant de noter par ailleurs, que les professeurs évoquent les réformes entreprises sous sa présidence, avec comme exemple phare la légalisation du droit à l’interruption volontaire de la grossesse, sans ne jamais préciser qu’il était celui qui avait permis à Simone Veil de défendre cette avancée considérable en ce qui releva de l’extension nécessaire des droits des femmes, que sans lui, cette réforme n’aurait peut-être jamais vu le jour.
…et incompris de ses concitoyens
Cette impossibilité pour le peuple français de considérer la sincérité de ses intentions, son envie de proximité, de compréhension de ses attentes, fut plus enracinée chez lui que pour n’importe quel autre occupant de l’Elysée, François Hollande, ayant battu tous les records d’impopularité existants durant son quinquennat, si bien qu’il ne prit pas le risque de se représenter en 2017, compris (Hollande ayant simplement déçu ceux qui avaient eu la naïveté de croire à ses discours électoralistes par la façon dont il a révélé, si tôt après l’élection de 2012, son vrai visage). Sans doute parce que Giscard, était, des présidents de la Ve République, le mieux né, le plus embourgeoisé par le hasard, l’héritage, les citoyens, à une période où vint s’accroître pour la première fois depuis longtemps le chômage, la précarité, au terme d’années de développement économique exponentiel, n’ont pu accepter qu’un noble de son genre – particulièrement à l’aise dans les oripeaux du « monarque présidentiel », pour reprendre le terme cher aux réfractaires à la concentration, propre à la Ve République, de responsabilités et de pouvoirs si étendus aux mains d’un seul homme qui considèrent que de telles moyens d’action conduit indubitablement à une dérive monarchique de la présidence – ne leur voue autre chose que ce mépris qu’ils le soupçonnaient de leur porter.
Plus il fit des pas vers eux, plus le peuple s’est scandalisé de son attitude. Lorsqu’il allait dîner chez l’habitant, on se formalisait de voir cet ersatz de François 1er relancer le principe de la cour itinérante qui partait à la rencontre du plouc de province. Lorsqu’il invitait, un matin de Noël, les éboueurs affectés au faubourg Saint-Honoré, à prendre un petit-déjeuner en sa compagnie, on dénonçait sa « démagogie », l’instrumentalisation honteuse de travailleurs mésestimés à des fins de popularité. Lorsqu’il décidait d’organiser des allocutions télévisées dont les images nous paraissent en 2020 surréalistes, pour renseigner les téléspectateurs sur les évolutions de la situation du pays dans des domaines variés, de l’emploi à l’économie, en passant par l’industrie, et les effets positifs de sa politique, il finissait par donner un cours, un bâton de maître d’école à la main, tâtonnant des graphiques sur un tableau, s’arrêtant sur tel chiffre pour l’expliquer, s’enfermant au passage dans un paternalisme contreproductif.
Un esprit brillant…mais dépassé
Si mal-aimé qu’il fut, Giscard, durant sa présidence, vécut dans son époque, et ses contributions ont permis à la France de gagner le pari de la transition inévitable qui serait inhérente aux seventies. J’ai souvent entrepris, au détour de mes publications, quand l’occasion s’y prêtait, de réhabiliter un minimum l’image ternie de cet homme d’une remarquable intelligence – ceux qui l’ont le mieux connus saluent la disparition de l’homme le plus intelligent qu’ils estiment avoir jamais rencontré – qui, interviewé par Natacha Polony en mars 2016 dans la boite de nuits des Bains-Douches parisiens, servant de décor à l’émission « Polonium » de la journaliste spécialisée en matière d’éducation, n’avait rien perdu de sa vivacité d’esprit. Il demeurait, à 90 ans, brillant, lucide sur les problématiques auxquelles le pays ne parvient pas à faire face, bien qu’incapable d’admettre que l’héritage du modèle de « société libérale avancée » qu’il a conceptualisé, ne serait en rien la solution, sinon pour quelques sujets anecdotiques, nécessaire à la France des années 2010 de se sortir de la nasse économique dans laquelle elle est prise au piège depuis si longtemps, dans un Occident vicié des excès du capitalisme, qui lui a fait subir en moins de quinze ans la crise des subprimes de 2007-08, le krach boursier newyorkais de septembre 2008, la crise européenne qui s’en est suivie tout au long du mandat de Nicolas Sarkozy, et qui lui fera affronter durant la décennie que nous venons d’entamer une nouvelle crise, annoncée aussi bien à gauche qu’à droite, que l’on soupçonne encore plus violente que celles qui l’auront précédé.
Le président des grandes réformes sociétales
Qu’on admire ou vitupère l’homme, ses manières ampoulées, les nombreux défauts que ses détracteurs lui ont trouvés, une chose est à mettre au crédit de VGE : il a conduit, c’est indéniable, en seulement 7 ans un nombre de réformes, transformant notre société et les problématiques auxquelles elle se confrontait, si conséquent que peu de présidents auraient la prétention de prétendre que leur bilan pourrait rivaliser avec l’héritage qu’il nous lègue à présent. Comment introduire cet héritage sans faire la liste chronologique des principales légiférations menées sous sa présidence que la presse n’a cessé de répéter dans des articles plus ou moins fades ?
L’affaire Ranucci

Nous sommes en 1976. Christian Ranucci a été condamné à mort dans l’affaire du « pull-over rouge ». Les français sont très divisés, des doutes subsistant quant à sa culpabilité. Ranucci est très jeune, et sa victime l’était plus encore (huit ans). La peine prononcée, seul Giscard a désormais la possibilité de surseoir à son exécution, la commuer en une peine d’x années de détention, voire de lui accorder la grâce présidentielle. C’est depuis son arrivée au pouvoir deux ans plus tôt la première fois qu’il va devoir prendre une décision si capitale face à cette peine qui l’est tout autant. Plusieurs fois au cours des années qui suivraient son départ de l’Elysée, à l’écrit ou lors d’interviews, il exprimera son hostilité envers la peine de mort, tout en précisant qu’il n’a jamais eu pour projet de l’abolir, ne sous-estimant pas le débat passionné qu’un tel projet susciterait. Dans le premier tome de ses mémoires, Le Pouvoir et la Vie , paru en 1988, celui qui la même année est devenu président de l’UDF, revient sur cet épisode qu’il vécut avec difficulté.
Les exécutions se déroulaient à l’aube, sur les coups de 6 heures du matin, au moyen de la guillotine. Le président était resté, une fois n’est pas coutume (il n’y habitant pas ordinairement) dans ses appartements privés de l’Elysée, et avait demandé qu’on le réveille à 4 heures. Dans le chapitre consacré à cette nuit précédant l’exécution prévue de Ranucci, il écrit se souvenir du dossier qui lui avait été envoyé par la justice, consignant toute l’affaire et son jugement, du « carton beige » typique des couvertures des dossiers administratifs de l’époque, de l’étiquette collée et annotée du nom de l’accusé (qu’il se refuse à nommer durant ce passage), de la lettre qu’il avait reçue de la part d’une mère endeuillée par l’assassinat de sa fille, qui, telle une supplique, lui demandait de ne pas intervenir, sans quoi elle ne pourrait plus jamais croire en la justice.
Ces lignes où il parvint à combiner sa force du détail, de la précision millimétrée, et les propos énigmatiques qu’il eut pour habitude de coucher sur le papier dès lors qu’il se confiait en tant qu’homme, et non plus ce gestionnaire rigoureux, à la volonté acharnée de réaliser ce pourquoi il avait été nommé ministre puis élu plus tard président, il finit par livrer sa décision, influencée par les « mots simples » mais tellement « forts » de cette mère, qui n’étaient selon lui pas un « cri de vengeance» : celle de laisser Christian Ranucci se faire tuer, de considérer qu’il fallait que « la justice suive son cours ». Ainsi, sur les coups de 6 heures, il fit un signe de crois puis alluma la télévision où l’exécution fut annoncée. Puis conclut : « Je reste étendu. Je suis fatigué. En moi, rien ne bouge ».
Mystérieuses paroles pour la plupart. Saisissantes pour celles et ceux qui ont été sensibilisés à cette notion quasi-psychiatrique qu’est la « solitude du pouvoir » qui hante chaque locataire de l’Elysée. Malgré toute l’ambition, le cuir dont il convient de s’être fait tanner afin d’accéder à un poste aux si hautes responsabilités et surtout d’y rester, comment ne pas être saisi, au plus profond de soi, mais aussi physiquement, de la gravité, du poids qui ne tarde pas à virer à la « fatigue » face à des décisions si dures à trancher. Celle de laisser un homme, peut-être innocent, mourir pour un crime qu’il n’aurait alors pas commis. Celle d’intervenir, de considérer qu’innocent ou coupable, les hommes ne peuvent se résoudre à en tuer d’autres, même si un jury populaire a décidé qu’il fallait qu’il meure. Peu importe le choix, la culpabilité établie ou non. La seule certitude, dans des moments comme celui-ci, est que l’on causera, quoi qu’on se résolve à arbitrer, de la souffrance d’un côté, du soulagement de l’autre.
Des législations modernes et controversées
Giscard a refusé d’abolir la peine capitale par peur que le peuple se déchire sur la question, certes, mais également dans un dessein strictement personnel : ne pas se passer du soutien des parlementaires gaullistes, déjà critiques sur certains aspects parmi les plus modernistes de son programme, réduisant ainsi à néant l’ensemble de ses projets de loi, qui se seraient heurtés à un veto de principe de la droite. Si sa réélection en 1981 semblait, à ses yeux comme à celui de ses adversaires, assurée, les gaullistes n’ayant d’autre possibilité que d’appeler à voter pour lui pour faire barrage à Mitterrand et son « union des gauches » (qu’il eut lui-même bien du mal à digérer mais qui était sa seule chance d’être potentiellement élu) – et quand on sait quelle tournure prit la dite élection, on ne peut que se sentir navré devant cette même naïveté avec laquelle il avait vraiment cru Chirac lorsqu’il démissionna en 1976 de son poste de Premier Ministre, et lui assura de ses intentions de quitter la vie politique – il fallait que d’ici les législatives de 1978, il ne malmène pas plus que ce que les calculs stratégiques ne l’exigeaient, ce gaullisme qui régnait en maître sur l’Assemblée Nationale depuis les débuts de la Ve République.
Les premières années de sa présidence, où furent mises en œuvre les réformes les plus importantes que contenaient son programme, ont montré que plus d’une fois, il a fallu que Chirac, dont il était encore l’allié, fasse des pieds et des mains pour que sa famille politique décide de soutenir le gouvernement. Preuve en furent les avancées propres à la condition féminine.
De réelles avancées féministes
Giscard est parvenu à réaliser un tour de force impressionnant pour un politique centre-droit, soutenu par une majorité de droite. Celui de faire voter, via ses ministres, de nouveaux droits, réclamés depuis des années par le militantisme féministe. S’il avait compris que la condition féminine et la place des femmes dans la société telles que l’encadraient les lois déjà existantes étaient obsolètes, le poussant à créer un ministère chargé des droits des femmes dès son élection, confié à Françoise Giroud, les 3 principales réformes féministes portées et défendues par le gouvernement Chirac à la tribune du Palais Bourbon ne s’entérinèrent guère sans que des débats houleux voient le jour.
En 1975, Simone Veil présente le projet de loi autorisant les femmes à recourir à l’Interruption Volontaire de la Grossesse (IVG), sous les insultes d’un hémicycle qui comparait son projet à la Shoah, dont Veil était une rescapée. Le soutien de la gauche sur cette réforme fut essentiel, et l’IVG fut dès lors autorisée et encadrée. Si l’obtention du remboursement par la Sécurité Sociale de la pilule contraceptive, légale depuis 1967 mais payante, causa moins de polémiques, elle ne fut dénuée d’envolées lyriques et de coups de colère des plus machistes des députés. La même année, Giscard obtient une troisième fois du Parlement le divorce par consentement mutuel.
Une modernisation de la France mise à mal par la réalité économique
S’il est usuel de résumer l’œuvre politique des présidents de la Ve République depuis De Gaulle à leurs principaux combats (Pompidou et sa politique industrielle, Mitterrand et les droits sociaux votés lors de son premier septennat, Chirac et ses prises de positions restées célèbres sur le plan international, de son coup de gueule contre les services d’ordre israéliens dans les rues de Jérusalem au veto qu’il a opposé à des Etats-Unis furibonds au conseil de sécurité de l’ONU quant à leur volonté que les Nations Unies les accompagnent dans leur guerre contre Saddam Hussein en Irak, en passant par le célèbre « Notre maison brûle, et nous, nous regardons ailleurs », Sarkozy et sa politique du « travailler plus, gagner plus », Hollande et le projet du « Mariage pour tous » ainsi que l’obtention du droit pour les couples homosexuels à l’adoption), celle de Giscard reste intiment liée aux évolutions sociétales d’une France qui, Mai 1968 l’avait prouvé, n’était plus adaptée à ceux qui la composaient. En plus de l’abaissement de l’âge de la majorité légale et l’extension des droits des femmes, il convient de citer les chantiers qu’il entreprit pour moderniser le pays. L’on peut citer l’éclatement de l’ORTF pour une télévision où s’accrut la liberté d’expression, l’accession à l’indépendance énergétique ou la généralisation, à la fin de son mandat, de l’installation du téléphone fixe dans tous les foyers français.
Des avancées qui furent masqués par la réalité de la situation économique du pays, qui fit face à deux chocs pétroliers, à l’apparition progressive d’une dette que son second Premier Ministre, Raymond Barre tentera de maîtriser mais qui explosera sous ses successeurs, à celle d’un chômage que la fin des Trente Glorieuses ne fit rien pour enrayer. Et qui inquiétèrent suffisamment les français pour les focaliser sur leurs comptes en banque, refusant de considérer les réformes modernistes promulguées sous Giscard, comme la gratitude aurait mérité qu’elles soient considérées.
Un style présidentiel détonnant
De la même manière qu’Emmanuel Macron redistribua les cartes 43 ans plus tard, l’élection de Valéry Giscard d’Estaing est venue casser des codes. Les deux favoris de l’élection de 1974, Jacques Chaban-Delmas, ancien Premier Ministre de Pompidou et représentant phare du gaullisme, et François Mitterrand, ont vite compris, tels Hollande et Sarkozy malgré leur souhait mutuel de pouvoir s’affronter de nouveau en 2017, que Giscard et sa position centriste venaient s’implanter au-dessus du bipartisme afin de mieux leur spolier des voix.
Dès le début de la campagne présidentielle, Giscard fit de sa communication un critère primordial au sein de sa candidature et de son accession au pouvoir. Fasciné par la modernité de Kennedy outre-Atlantique dix ans plus tôt, il copia la recette de son succès (jusqu’à l’utilisation du sigle « VGE », correspondant à ses initiales, comme Kennedy s’était fait surnommer « JFK »), en n’hésitant pas à laisser les caméras de télévision s’introduire dans son intimité le temps de quelques séquences mettant en scène un père attentif dans une famille modèle, et en soutenant l’organisation, durant l’entre-deux tours, du premier débat opposant les deux finalistes.
Un débat dont il ressortira le grand vainqueur, avec sa célèbre sortie sur « le monopole du cœur », mais aussi par la domination prise sur son émule durant le reste de l’échange au détour d’une simple phrase, dont très peu ont compris pourquoi elle était parvenue à désarçonner le candidat socialiste. Alors qu’ils abordaient les résultats du premier tour dans plusieurs grandes villes françaises, Giscard a tenu à revenir sur le cas de Clermont-Ferrand, une ville que les deux hommes « connaissent bien ». Et pour cause, c’est à Clermont-Ferrand qu’habite la famille d’Anne Pingeot, avec qui Mitterrand mène une double vie et qui est enceinte de Mazarine au moment de l’élection. Giscard, l’un des seuls initiés, à l’époque, à ce secret, en menaçant de le révéler (ce qu’il ne fera finalement jamais) cloue son adversaire au pilori, quand bien-même il n’aurait pu se permettre de vraiment le faire.
A peine élu, il rompt avec les coutumes : le jour de son investiture, il refuse de porter la Grande Croix de la Légion d’Honneur, ni de s’embarrasser du titre de Grand Maître de l’Ordre. C’est à pied qu’il sortit saluer les français au terme de cette cérémonie. C’est devant un drapeau français, et non dans la bibliothèque de l’Elysée que la photographie qui fut son portrait officiel, accroché dans toutes les mairies pendant 7 ans, a été pris. C’est lui qui redonna à la Marseillaise son tempo originel, pour amoindrir le côté « militaire » de l’hymne. C’est lui qui décide que la Tour Eiffel ne sera à présent repeinte que dans la couleur qu’on lui connaît aujourd’hui, quand elle fut rouge et encore dorée par le passé. C’est lui qui déplace le défilé traditionnel du 14 juillet à la Bastille, pour accentuer le côté citoyen de la Fête Nationale.

Très vite, les journalistes s’étonnent de la capacité de ce bourreau de travail, infatigable, à trouver des solutions à tous les problèmes, apportant un vent de fraîcheur qui règne partout où il passe. Le bureau habituel du président de la République ne lui convient pas, il le déménage. La gare d’Orsay est condamnée à fermer ses portes. Qu’on en fasse un musée. Les français veulent être compris, ils auront l’occasion de voir leur président dîner chez eux. La mise à contribution d’une « First Lady » rend les présidents américains plus populaires. Il prononce ses vœux du Nouvel An en présence d’Anne-Aymone et lui donne la parole. C’est important pour les téléspectateurs que le président aime les animaux, il se fait filmer en train de gambader avec ses bergers allemands dans le parc de l’Elysée.
A l’international également, il est remarqué. Il entame un travail dont il ne se départira plus jamais en faveur de ce qui deviendrait l’Union Européenne. Il est l’un des pères du système monétaire européen (il participera activement à l’élaboration des traités de Maastricht puis celui de la Constitution Européenne), ne manque jamais de consolider les liens du couple franco-allemand, obtient que les députés européens soient élus directement par le peuple. Il intrigue pour placer à la tête du Parlement Européen une présidente qu’il connaît bien, Simone Veil. Devant les difficultés qu’ont les principales puissantes mondiales à communiquer au niveau économique, il crée le G5, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de G7, afin de rassembler les chefs d’Etats des pays les plus développés à la même table.
La chute du « monarque »
Giscard, Mitterrand, Chirac: la suite gagnante

Hélas, il y eut dans le sillage de Valéry Giscard d’Estaing deux personnages incontournables, deux hommes d’Etat, à qui il doit tout autant sa victoire de 1974 que sa défaite sept ans plus tard : Jacques Chirac et François Mitterrand. Les destins de ses trois hommes furent intimement liés et le fait qu’ils aient été tous les trois, et successivement, présidents de la République, au terme de violentes batailles, de jeux de séductions, d’alliances temporaires et de coups de couteau dans le dos, apparaît finalement logique, d’autant plus lorsque l’on sait que dans leur rivalité digne du « Bon, de la Brute et du Truand » (rangez-les comme bon vous semblera), ils s’évertuèrent à écraser chaque outsider qui fut en capacité de les vaincre (Jacques Chaban-Delmas pour Giscard, Raymond Barre pour Mitterrand, Edouard Balladur pour Chirac), afin que le match se joue, même en 1988 et 1995, où Giscard renonça à se représenter mais a pesé de toute son influence d’ancien président, toujours entre les trois hommes, comme si finalement, par respect de l’adversaire, toujours au moins d’eux d’entre eux considéraient que Giscard était le choix de la raison en 1974, que c’était l’heure de Mitterrand de conduire la France en 1981, que celle de Chirac était encore lointaine en 1988, avant de survenir en 1995.
Chirac, l’ennemi intime
Lorsque le président Pompidou meurt prématurément au début de l’année 1974, Valéry Giscard d’Estaing prend son destin en main et se lance dans la course élyséenne. Il ne fait cependant pas le poids pour rivaliser avec Jacques Chaban-Delmas. Il lui faut si ce n’est l’appui, un appui minimal du côté de la droite française. C’est auprès de Chirac qu’il le trouve. Ce dernier n’hésite pas à trahir son camarade gaulliste Chaban, pour le banquier libéral Giscard. Peu à peu, cette union porte ses fruits et Giscard dépasse Chaban. Il lui reste à affronter Mitterrand. Il y arrive, au terme d’une campagne imprévue où personne n’aurait misé sur lui le lendemain de la mort de Pompidou quand la question s’est posée dans les foyers : « qui va lui succéder ? ».
La présence de Chirac à ses côtés n’est pas gratuite. Pour le remercier de l’avoir fait élire, il le nomme Premier Ministre. Mais très vite, le couple de l’exécutif dysfonctionne. Giscard trouve beaucoup de défauts à Chirac. Il le perçoit comme un amateur là où il est si méticuleux. Chirac en a rapidement assez du mépris que lui voue ce président qui se complaît, à Brégançon notamment, à jouer le monarque, qui pense tout maîtriser mais ne sait pas comprendre les français. Le roi de France est bien vivant, sur son trône, et un épisode bien particulier va les brouiller à jamais.
Durant l’été 1976, Jacques et Bernadette viennent passer quelques jours à Brégançon auprès des Giscard. Lors d’un reportage télévisé, le président et son Premier Ministre montent à bord d’un avion. À la suite d’une question du journaliste qui les suit, Giscard se met à critiquer le bilan de Georges Pompidou, le père spirituel de Jacques Chirac, celui qui l’a fait et pour qui il a versé tant de larmes à son décès. La scène est limpide : Giscard, qui durant tout l’entretien, tourne le dos à Chirac, ne lui accorde pas un regard, ne le voit pas, mais Chirac le fusille du regard, avant de se réfugier dans une paire de jumelles pour feindre s’intéresser à l’horizon. Mais cela lui est trop dur. Il foudroie de nouveau Giscard d’un regard assassin, qu’il garde jusqu’à la fin du reportage.
Il finit par démissionner dans les semaines qui suivent, estimant ne pas « avoir les moyens » de mener la politique qu’il pense être bénéfique pour la France. Giscard ne le retient pas, se rassure même d’entendre Chirac exprimer le vœu de se retirer de la vie politique. Chez les gaullistes, certains ne lui réservent pas un accueil chaleureux. La trahison de 1974 est encore présente, d’autant plus que durant deux ans, il ne les a pas lâchés, afin de voir les réformes sociétales de Giscard votées. Mais qu’à cela ne tienne, Chirac s’impose vite comme l’avenir de la formation politique. La création du RPR l’aide en ce sens.
Approche 1981. Il est hors de question, au parti, de se ranger derrière la candidature de Giscard. Chirac partage totalement ce point de vue. Il se lance dans la course. Obtient un score honorable de 3e, bien que déçu de ne pas avoir franchi le cap symbolique des 20 % des suffrages exprimés.
Les équipes de Chirac et de Mitterrand, ce dernier qualifié pour le 2nd tour afin de prendre sa revanche dans le match retour qui l’opposera au président, se rapprochent et organisent, dans le plus grand secret, un dîner entre les deux chefs de file des deux principaux partis qui forment l’opposition. Mitterrand sait que Chirac ne pourra pas se permettre d’appeler à voter pour lui. Ils se quittent sur un arrangement, donnant-donnant : Chirac dira qu’il votera à titre personnel pour Giscard sans émettre de consignes, tandis qu’en sous-main, le RPR donnera l’ordre de torpiller le président sortant. En échange, Mitterrand, une fois élu, prendra la décision de dissoudre l’Assemblée Nationale afin de provoquer des législatives anticipées, et se créer une majorité, mais un certain nombre de sièges à l’Assemblée seront réservés au RPR. Chacun y trouve son compte et Chirac deviendra le principal opposant au pouvoir en place.
Giscard est naïf, jusqu’à un certain point. Il prend le risque d’appeler de lui-même, maquillant sa voix si reconnaissable, une permanence du RPR pour savoir quelles sont les consignes. Son interlocuteur finit par lui dire qu’il faut voter Mitterrand. Est-ce qu’il y croit réellement ? Toujours est-il que la haine viscérale, fratricide que lui et Chirac partagèrent chacun au sujet de l’autre ne souffrira d’aucune possibilité de réconciliation. Chirac n’aura de cesse de faire le nécessaire pour empêcher Giscard de se représenter, en 1988 puis en 1995, où l’hypothèse d’une possible réélection n’est pas à exclure dans un premier temps, avant que le duel Chirac / Balladur ne compromette toutes chances de l’emporter. Après le départ de l’Elysée de Mitterrand, les deux hommes se rencontreront et Mitterrand lui avouera que sans cet accord, il n’aurait jamais eu la moindre chose d’être élu car statistiquement, Giscard était « imbattable« .
En 2000, Giscard réussit à relancer la proposition émise par Lionel Jospin lors de la présidentielle de 1995 de passer du septennat au quinquennat. Si Chirac y est hostile, Giscard, toujours député, dispose d’assez d’alliés pour que Chirac, président, se penche sur le dossier. Il obtiendra de lui qu’un référendum soit organisé, qui verra le « oui » triompher et le septennat disparaître.
Même retirés de la politique au sens électoral du terme, Chirac et Giscard ne parviendront pas à oublier le passé. Deux anecdotes, l’une en 2007, l’autre en 2019, symboliques mais significatives le prouvent. Quelques mois après avoir quitté l’Elysée, Chirac assiste pour la première fois – il n’aura pas l’occasion d’y siéger longtemps du fait de sa santé défaillante – à une séance du Conseil Constitutionnel, auquel son statut d’ancien président, comme pour Giscard, lui assure une place parmi les « sages ». Il s’assied à la gauche de Jean-Louis Debré, son ancien ministre de l’Intérieur, fidèle parmi les fidèles, qui vient d’être nommé par Sarkozy à la présidence du Conseil, tandis qu’à la droite de Debré, Giscard s’obstine à ne pas croiser le regard de Chirac. Celui-ci ne manquera pas de préciser, suite à une punchline de Giscard à son encontre, que contrairement à son homologue, il a été élu puis réélu (bien qu’il eût peu de raisons de fanfaronner sur sa réélection quand on sait qu’il a obtenu plus de 80 % des voix non pas par un vote d’adhésion, mais pour faire barrage à Jean-Marie Le Pen, ayant coiffé Jospin au poteau dans le sprint final du 1er tour).

Si deux ans plus tard, Giscard n’hésitera pas à déclarer que Chirac avait bénéficié de la générosité des chefs d’Etats africains pour financer ses campagnes, sa vraie vengeance eut lieu lors des obsèques de Jacques Chirac. Giscard, qui aura résisté à son rival, pourtant plus jeune, assènera une ultime saillie, typique du mépris qu’il vouait à son Premier Ministre, en glissant subtilement, devant le retard pris par la cérémonie religieuse, que Chirac avait trouvé le moyen d’être en retard, même le jour de son enterrement.
La mort du dernier roi de France
Avec la disparition de Valéry Giscard d’Estaing, qui a permis à quelques âmes intellectuellement honnêtes de revoir leur jugement souvent hâtif et plus critique qu’il ne le méritait sur leur ancien président, disparaît la dernière grande figure des monarques républicains. Si Mitterrand et Chirac parviendront, après Giscard, à incarner la verticalité du pouvoir offerte au président par la Constitution de 1958 fondatrice de la Ve République, ils trépassèrent avant, faisant de l’impopulaire « douairier » le dernier roi de France.
Ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande ne parvinrent à incarner véritablement, avec le charisme nécessaire, l’autorité et la hauteur que leurs prédécesseurs étaient parvenus à endosser. Sans doute parce qu’au crépuscule des années Chirac, se développait la peopolisation de la vie politique, où le président est traité avec autant d’égards qu’un acteur populaire, sans doute parce qu’ils ne purent, n’ayant connu ni l’un ni l’autre la guerre, là où Giscard et Mitterrand y ont joué un rôle et où Chirac vit son enfance idyllique ternie par ses horreurs, se comporter avec la même gravité que celles provoquées par le souvenir de cette époque trouble durant les commémorations qui se répètent chaque année. Sans doute parce qu’ils n’ont pas voulu subir les critiques que tous ceux tombés dans le piège du « président-monarque », supprimant la distance qui séparait les français des hommes qui les ont menés, Sarkozy le justifiant par son refus de se voir « momifié », pour reprendre ses termes exacts, Hollande par sa volonté d’être un « président normal », ce qui n’avait guère de sens.
La mort de Giscard clôt un quiproquo de quarante-six années ayant empêché l’homme politique et le peuple de se comprendre. Et la morale de l’Histoire n’a apparemment pas joué en faveur de la reconnaissance, même tardive, de tout ce que VGE a apporté à son pays.
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