Une nouvelle enquête du Supplément Enragé sur l’élan de libération de la parole autour du sujet si sensible de l’inceste, et les réponses gouvernementales apportées.
par Alexandra Marchand
Le 7 janvier dernier, Camille Kouchner publie son roman « La familia grande » pour briser le silence et le tabou autour de l’inceste, au sein d’une famille plus qu’influente. Sans le savoir, elle déclenche un mouvement social national qui aboutira finalement à une libération de la parole. Entre le découronnement de l’élite et une intervention gouvernementale nécessaire, enquête sur un mouvement sociétal profond, presque sans commune mesure.

#MeTooInceste, héritier de #MeToo
C’est suite à l’affaire Weinstein en 2017 que naît sur Twitter le mouvement social #Metoo. Encourageant la prise de parole sur les violences sexuelles faites aux femmes, ce mouvement prendra une ampleur mondiale, cumulant des milliers de témoignages sur les agressions, les regards, les réflexions, harcèlements et viols subis tous les jours dans le monde. Le 7 janvier 2021, Camille Kouchner, l’avocate et belle-fille du politologue notoire Olivier Duhamel, publie « La familia grande » un récit autobiographique dans lequel elle brise le silence autour de l’inceste. Dans cet ouvrage qui restera en tête des ventes pendant trois semaines consécutives, elle témoigne de l’histoire qui marquera sa famille à jamais: le viol de son frère jumeau « Victor », à l’époque adolescent, commis par Olivier Duhamel. La publication du roman fait l’effet d’une bombe et déclenchera à l’instar du mouvement #MeToo un déferlement de témoignages sous le hashtag #MeeTooInceste.

L’élite détrônée
Zone de turbulence pour l’élite suite aux accusations portées à l’encontre d’Olivier Duhamel, l’ancien président de la Fondation nationale des sciences politiques, provoquant une vague de témoignages sur les réseaux sociaux suivie du hashtag #Sciencesporcs. Sous ce hashtag, de nombreuses étudiantes des Instituts d’études politiques (IEP), les écoles « Sciences Po », dénoncent la passivité de l’administration face à ces agressions. Selon l’outil de veille Visibrain, plus de 22 000 occurrences furent recensées sous ce hashtag seulement un jour après sa parution. L’association féministe de l’IEP bordelais « Sexprimons-nous » réalise une enquête dans lequel des centaines de témoignages affluent, évoquant des viols et agressions sexuelles survenus lors de week-ends d’intégration, de mobilités à l’étranger, et de compétitions sportives inter-écoles. Les étudiantes expriment leur colère et leur indignation, en réclamant la démission du directeur, Frédéric Mion. Ces témoignages dénoncent également le silence de la part de l’administration qui ne souhaite aucun scandale médiatique, et qui pousse les victimes à ne pas porter plainte selon les dires d’élèves victimes de Sciences Po. Alors que le directeur, Frédéric Mion exprimait sa stupeur et son effroi lors de la parution du roman, il est accusé d’être au courant des accusations portées contre Olivier Duhamel. Le 6 janvier 2021, il fait ses révélations au journal Le Monde et avoue avoir reçu l’alerte en 2018 par l’ancienne ministre de la culture, Aurélie Filippetti. Il se défend, révélant qu’il avait peine à imaginer un tel acte sans preuves tangibles et se justifie en affirmant s’être tourné vers des proches de l’accusé qui lui ont certifié son innocence. Élèves, professeurs et salariés de Sciences Po continuent à réclamer sa démission dans une lettre ouverte publiée sur le site de Libération.
Suite au lancement d’une inspection afin d’évaluer les responsabilités des écoles face à ces accusations, il adresse sa démission dans une lettre qu’il adresse aux étudiants et à la communauté éducative le mardi 9 février. Autre institution dans le viseur, le cénacle parisien « Le Siècle » également touché suite aux accusations portées contre son président, Olivier Duhamel. Ce club très élitiste abrite des personnalités parmi les plus influentes en France, tels que des ministres, anciens présidents, et PDG des entreprises du CAC 40.

Les personnalités publiques dans le viseur
De cause à effet, le récit de Camille Kouchner entraîne une affluence d’accusation de viols et d’incestes chez les personnalités publiques. Début janvier, c’est le producteur Gérard Louvin qui est accusé par son neveu Olivier A. de: « complicité de viol par ascendant sur mineur de 15 ans », viol commis par son mari Daniel Moyne. Témoignant pour Le Monde, le neveu du producteur affirme avoir subi de « de nombreux actes d’agressions sexuelles qui se sont aggravés jusqu’à l’âge de 14 ans ». L’ancien chroniqueur de Touche pas à mon poste dément toutes accusations et les assimile à une quête d’argent. Il n’est pas le seul car début février, quatre autres hommes portent plainte et témoignent du même schéma de prédation de la part des accusés. Le 31 janvier 2021, Le Point dévoile la plainte portée par Coline Berry , fille aînée d’un grand nom du cinéma français, l’acteur Richard Berry. De ses 8 à 10 ans, elle aurait été victime d’inceste et d’agressions sexuelles, ce qu’il nie immédiatement sur une publication Instagram.
Je démens de toutes mes forces et sans ambiguïté ces accusations immondes. Je n’ai jamais eu de relations déplacées ou incestueuses avec Coline ni aucun de mes enfants. Ces allégations sont fausses.

Sa fille continue à prendre la parole et maintient ses accusations, déclarant: « C’est cette enfant, celle qui était embrassée par son père sur la bouche avec la langue, celle avec qui son père n’a jamais eu la moindre pudeur, celle qui a dû participer à ses jeux sexuels dans un contexte de violences conjugales notoires » qui porte plainte. Du côté des petits écrans, c’est le célèbre présentateur du journal télévisé de 20h de TF1, Patrick Poivre d’Arvor qui est accusé de viol par l’écrivaine Florence Porcel. Lorsqu’elle fait la rencontre du présentateur en 2004, celle-ci est une jeune étudiante amoureuse de littérature en quête d’un mentor. Âgée de seulement 21 ans à l’époque, elle déclare s’être faite violée lors de leur première rencontre par l’homme de 36 ans son ainé. Durant les cinq années qui suivront cette première agression, c’est sous l’emprise psychologique de son agresseur et dans une relation toxique que la jeune femme a déclaré avoir subi des relations consenties ou non. Face au pouvoir médiatique, la jeune femme a peur de porter plainte et c’est le 18 février 2021, qu’une enquête judiciaire est ouverte. L’accusé balaye ces accusations du revers de la main et les qualifie d’ « absurdes et mensongères ». Autre acteur dans le viseur, le grand Gérard Depardieu, accusé de viol et d’agressions sexuelles par une jeune comédienne de 20 ans, fille de l’un de ses amis de longue date. Ces faits qui remontent à 2018 auraient été commis dans son hôtel particulier parisien. Agressée à deux reprises par l’acteur de 72 ans, elle serait retournée chez lui deux jours après sa première agression, et se serait faite violée une seconde fois alors qu’elle était encore sous le choc et l’incompréhension du traumatisme qu’elle venait de subir.
Inceste, des chiffres alarmants
En novembre 2020, l’institut Ipsos réalise une enquête à la demande de l’association « Face à l’inceste » et révèle des chiffres inquiétants. En France, 10% de la population donc 6,7 millions d’individus sont victimes d’inceste, dont 78% de femmes. En 10 ans, ces chiffres ont triplé passant de 2 millions de victimes en 2009 à 4 millions de victimes en 2015. Bien qu’alarmants, l’association « Face à l’inceste » déclare que ces chiffres ne sont pas représentatifs de la réalité, faisant face à un réel tabou et trauma poussant les victimes au silence. Selon l’association, 50% des enfants qui témoignent de leur agression à leur famille ne sont pas crus ou pris au sérieux. D’après l’étude ACE réalisée par « Face à l’inceste » en 2014, les conséquences des traumatismes subis dans l’enfance perdurent toute une vie, pouvant nuire la victime sur le plan sexuel, physique, et psychologique. L’inceste est donc un fléau social en France que l’Organisation Mondiale de la santé cherche à dénoncer depuis 2002, recommandant au gouvernement de traiter l’inceste comme problème de la santé publique.
Une action gouvernementale nécessaire face à l’inceste
Avec effroi, les français sont témoins du nombre d’accusations qui se succèdent tous les jours dans le monde médiatique, mais également face aux récits du quotidien de nombre de victimes en France. La situation actuelle, en ce qu’elle attrait à la sécurité des femmes et des enfants est effrayante et demande une réelle implication gouvernementale. Être victime d’agression sexuelle est un traumatisme aux conséquences psychologiques et physiques très lourdes, et très complexes, et qui demande un certain temps, fluctuant selon les victimes, afin de comprendre et d’assimiler une déchirure individuelle aussi profonde. La présidente de « Face à l’inceste » Isabelle Aubry, elle-même victime, dénonce le manque de protection gouvernementale à l’encontre des enfants. Grâce à la publication du récit autobiographique « La familia grande », et les centaines de témoignages qui ont par la suite afflué sur les réseaux sociaux, des propositions de lois ont vu le jour. La loi du 8 février 2010, a inscrit l’inceste dans le Code Pénal, par son article 222-31-1. Auparavant, l’inceste n’était alors qu’une circonstance aggravante que les juges pouvaient prendre en compte dans leurs verdicts, que ce soit en ce qui concerne la sanction infligée à l’individu agresseur ou violeur qu’aux restrictions qu’ils peuvent prononcer quant à l’éventuelle responsabilité légale gardée par l’ascendant reconnu coupable (notamment dans les cas des parents et beaux-parents).
Mais suite à une question prioritaire de constitutionnalité remettant en question la clarté de la caractérisation juridique du délit incestueux instauré par cette loi, le Conseil Constitutionnel n’a eu d’autre choix que de l’abroger, obligeant les législateurs à travailler sur un nouveau projet de loi, qui ne sera promulgué que le 14 mars 2016, définissant les gestes incestueux commis par des ascendants sur des mineurs à toute notion d’autorité, incluant là aussi les beaux-parents éventuels de la victime. Celle-ci peut porter plainte durant 30 années en aval de leur majorité, soit jusqu’à 48 ans. Au-delà, le principe de prescription rend caduque toute éventuelle action judiciaire à l’encontre de l’ascendant ayant perpétré ces faits. Selon Isabelle Aubry, cette prescription est « un passeport pour le viol d’enfants ».

Le dimanche 15 février 2021, le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti annonce vouloir fixer un seuil de non-consentement à 15 ans, et à 18 ans en cas d’inceste. Il déclare: « Nous souhaitons le seuil de 18 ans. Personne ne pourra dire : si la victime a 17 ans, elle était ou il était d’accord ». Au sujet de la prescription, Éric Dupond-Moretti déclare vouloir réaliser une prescription échelonnée et graduée. Malgré ces progrès, l’association « Face à l’inceste » continue sa lutte et tweet: « Mais restons vigilants : le double seuil d’âge 15 ans-18 ans doit être rédigé de façon robuste en évitant un double écueil : la régression par rapport au droit existant et l’inconstitutionnalité ».
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