Les Enquêtes du Sup – Ethiopie: la fin d’une nation unie ?

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Manifestation à Addis Abeba (Ethiopie), 24 octobre 2019. Stringer/AFP

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Une nouvelle Enquête du Supplément Enragé ce 16 janvier 2021, sur les profondes divisions entre les ethnies que traverse l’Ethiopie, signée par notre nouvelle rédactrice, Alizée Studzinski.

par Alizée Studzinski

La situation sécuritaire de l’Ethiopie est depuis quelques mois préoccupante. Et cela s’est complexifié avec la crise récente au Tigré, région qui a cherché à s’exonérer du pouvoir central, menaçant alors la stabilité du pays tout entier.

 

Le nouveau premier ministre Abiy Ahmed: entre réformes et contestations

Des troubles socio-politiques sont déjà visibles depuis quelques années. Ereintés par l’autoritarisme et la répression du gouvernement en place, les éthiopiens se mobilisent massivement dans les rues. Une manifestation de mars 2018, menée par les ethnies Amhara et Oromo a d’ailleurs conduit à la démission du premier ministre Haile Mariam Dessalegn, en place depuis 1991, au sortir de la junte militaire. L’espoir d’un retour à la sérénité émerge alors avec l’arrivée au pouvoir du nouveau premier ministre, Abiy Ahmed, en avril 2018. Celui-ci promeut la paix et le rétablissement de l’ordre dans le pays, menacé par la division. Mais il cherche aussi à rétablir des liens avec les Etats voisins. Il a d’ailleurs été à l’initiative d’un traité de paix avec l’Erythrée après plus de cinquante ans de conflits, initiative pour laquelle il a obtenu le Prix Nobel de la paix en 2019. L’arrivée du nouveau premier ministre a aussi engagé un tournant en faveur du développement économique et d’une libéralisation de la société se traduisant par plus de démocratie dans le pays.

Cette prise de pouvoir d’Abiy Ahmed est aussi un symbole ethnique fort. En effet, ce dernier est issu de l’ethnie Oromo, majoritaire en Ethiopie mais absente du pouvoir depuis de nombreuses années. Couplée à son ambition de plus de démocratie, l’objectif d’Abiy Ahmed était de rééquilibrer le pouvoir entre les forces ethniques en Ethiopie. Pour autant, cette arrivée a conduit à l’accroissement de vives revendications ethnico-politiques dans plusieurs Etats du pays notamment dans la communauté Amhara. En effet, au plan politique, après vingt-sept ans de possession du pouvoir par le parti unique du Front démocratique révolutionnaire du peuple (EPRDF), qui agissait largement en faveur de la communauté tigréenne (minoritaire dans le pays), l’arrivée de Abiy Ahmed a laissé de la place aux revendications des groupes qui se sont sentis victimes de cette longue domination ethnique. Cela a d’ailleurs conduit à d’importantes manifestations antigouvernementales. De plus, depuis l’engagement d’un processus, par le gouvernement, d’un rapprochement avec l’Erythrée, les tensions se sont multipliées. Une partie de l’ethnie originelle du premier ministre s’est même détournée de lui. Dès lors, les contestations dans tout le pays se sont intensifiées, et ont eu pour conséquence des heurts violents. Quasiment trois cents morts sont à déplorer.

La crise du Tigré: illustration de l’explosion des tensions contre le gouvernement

En parallèle de cette transition démocratique extrêmement fragile, la situation se complexifie davantage à l’observation du conflit qui sévit dans la région du Tigré, au nord du pays. Le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), à la tête de l’Etat tigréen, et ayant fait partie de la coalition gouvernementale au pouvoir de 1991 à 2018, a des velléités autonomistes et est entré en rébellion contre le régime fédéral éthiopien. Cette rébellion tigréenne a, dans un premier temps, pris sa source dans le rétablissement des relations avec l’Erythrée car c’est notamment dans cette région qu’ont eu lieu des affrontements et revendications territoriales entre les deux pays. S’est ajouté à cela en 2019, le projet gouvernemental de mise à l’arrêt du système politique ethnocentré. Et cette décision a affaibli la position de l’ethnie tigréenne étant donné que le FLPT n’a pas voulu fusionner avec le Parti de la prospérité d’Abiy Ahmed pour les élections législatives dont la tenue était initialement prévue en 2020. Enfin, ce sentiment antigouvernemental s’est d’autant plus accru à l’issue du report de ces dites élections par Abiy Ahmed, pour cause de coronavirus, limitant encore plus le poids politique du Tigré qui ne pouvait pas conduire ses propres élections régionales.

Le pouvoir central, lui, entend bien garder la région sous son joug. Les tensions s’accroissent et l’armée fédérale éthiopienne a été mobilisée pour rétablir l’ordre au Tigré sous la supervision du premier ministre. Le 4 novembre 2020, l’offensive est lancée contre les dissidents tigréens dans l’objectif d’évincer du pouvoir les dirigeants de la région. Le 26 novembre, après un énième ultimatum refusé par le FLPT, l’assaut final est lancé par les forces fédérales. Le 28 novembre, ces dernières sont parvenues à mettre « fin » à la crise du Tigré, via la prise de Makalé (capitale du Tigré), et la mise en place d’un administrateur provisoire du Tigré choisi par Addis Abeba. Mais l’opération a été accomplie au prix d’un lourd bilan humain, particulièrement chez les populations civiles. A titre d’illustration, le 9 novembre 2020 à Mai Kadra, quelques jours après le début de l’assaut, la Commission éthiopienne des droits de l’Homme (EHRC) rapporte le massacre de centaines de civils poignardés ou tués à la hache. Cette même Commission a évalué au 24 novembre 2020, qu’environ 600 civils ont été tués dans la région tigréenne.

Même si d’après Mulu Nega, l’administrateur provisoire du Tigré nommé par Addis Abeba, la situation sur place semble s’être stabilisée, le pays reste toujours divisé et les éthiopiens continuent d’exprimer leurs revendications politiques dans les rues. De plus, la situation humanitaire au Tigré est extrêmement précaire. Les populations tigréennes, apeurées par les exactions ethniques, fuient massivement le pays, majoritairement vers le Soudan. Les organisations humanitaires internationales à l’instar du Haut-commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR) se mobilisent pour aider ces populations, mais la situation reste très complexe. Les flux migratoires grossissent de jour en jour. A la mi-décembre, on recense 950.000 déplacés dont 50.000 ayant fui la région pour le Soudan. Depuis le 10 novembre, ce sont 4.000 personnes qui traversent la frontière quotidiennement, un triste record depuis vingt ans selon l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés. D’autres restent dans des camps de transit dans l’espoir de revenir dans leur région d’origine.

Une Ethiopie fragilisée, une région déstabilisée.

En définitive, dans une région très sujette à l’instabilité, l’Ethiopie faisait figure d’unité face à la violence, mais ce fléau gangrène aujourd’hui le pays. Un tel basculement fait craindre pour son avenir, et toute la région de la Corne, déjà fragilisée par le terrorisme et les tensions religieuses. De plus, les importantes migrations entre l’Ethiopie et ses pays voisins peuvent susciter de nouvelles tensions. Pourra-t-on espérer un retour à la sérénité politique dans le pays ? Les ethnies seront-elles capables, de nouveau, de cohabiter les unes avec les autres ? Comme on le dit, seul le temps peut guérir les blessures, et certainement qu’une lueur d’espoir renaitra lors des prochaines élections législatives devant se tenir au cours de l’année 2021.

Sources

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