Le rap français s’est avili. Par la haine que se vouent deux hommes, il a montré ce qu’il avait de pire, l’alimentation d’un symptôme violent, individualiste, qui nécrose la jeunesse, en réglant ses comptes de la manière la plus sauvage qui soit.
Aéroport d’Orly. La « team » Booba affronte, au terme d’années de menaces, d’insultes, par médias interposés, celle de Kaaris, dont il a jadis dopé la carrière, par un featuring au sein de l’assumé faussement-subversif « Kalash », et offert une exposition médiatique que ce dernier n’aurait pu espérer.
Booba / Kaaris: l’origine du mal
Le Duc de Boulogne, historique numéro 1 du rap français, a la rancune tenace. A la base, ce qu’il considère comme une trahison, une marque d’ingratitude, au sein d’une affaire datant de cinq ans, lorsqu’il s’opposât à coups de morceaux et de sextapes dévoilées à La Fouine et Rohff. L’on peut pourtant aisément présumer quelles raisons avaient alors poussées Kaaris à ne pas se commettre dans cette guéguerre qui n’avait tardé à franchir le seuil de la puérilité et dans le même temps opposé les fans de l’un aux amateurs des deux autres, jusqu’à la douille de 9 mm. Non pas que Kaaris considérât le conflit futile, ou indigne. Il y avait fort à parier qu’il trouvait préférable de ne se mettre personne à dos au moment même où il décollait.
Qui pourrait lui en vouloir ? La réputation des milieux artistiques, arriviste, n’est plus à faire. Et celle du rap commercial en est une des plus caractéristiques. N’est-il pas là le propre de ce cercle de rappeurs ? Un individualisme exacerbé, emprunté au gangsta-rap US des années 90, où le paraître, l’image, le bling-bling, l’acharnement à se positionner au-dessous de tout pouvoir, de tout système, d’allier culture du buzz et mégalomanie pour la scénarisation de personnages clivants, ceux qui « baisent tout », qui se fichent bien de savoir quels conflits opposent leurs confrères ?
Si l’ire des trois géants finit par doucement s’estomper, au terme d’une série d’injures plus ou moins racistes et homophobes, Kaaris et Booba, eux, n’en sont pas restés là. Parce qu’ils ont agi comme l’exige le cliché de leurs personnages publics., du rappeur noir américain, maître du « game ». Kaaris ne perd pas son temps à se mêler des querelles des autres mais part en guerre contre celui qui le lynche. Et Booba de ne pas laisser celui dont il estime avoir mal remercié le concurrencer. Pour comprendre cela, il faut se pencher sur ce qui relie Le Duc à son Dauphin.
Si l’affrontement des trois géants finit par doucement s’estomper, au terme d’une série d’injures plus ou moins racistes et homophobes, Kaaris et Booba, eux, n’en sont pas restés là. Justement parce que Kaaris a agi comme le veut le cliché du rappeur noir américain, du maître du « Game », qui ne va pas perdre son temps à se mêler des conflits des autres mais qui part en guerre contre celui qui vient lui adresser la moindre critique. Ce que Booba avait pris comme une trahison était également le signe d’une concurrence sérieuse. Pour comprendre cela, il faut se pencher sur ce qui relie, artistiquement, le Duc et son Dauphin.
Le fils illégitime
J’admire, depuis toujours, l’artiste Booba. Pour sa complexité, qu’il ne reconnaîtra sans doute jamais. Sa poésie, ses figures de style, sa verve aussi pamphlétaire qu’anar de droite. Son refus de la démagogie gauchiste, sa nuance de l’identité malheureuse des jeunes de banlieue, de l’exagération à l’extrême des écueils victimaires, qui certes basés sur des discriminations tantôt palpables, tantôt tacites, dérivent lentement vers l’infantilisation et l’irresponsabilité généralisée. Le Duc a par le passé distillé à ses sujets des extraits de génie pur, à l’instar de « Pitbull », « Comme une étoile », « Jimmy » et j’en passe, à une époque où il n’avait encore nul semblable, nul rival aussi talentueux dans le style de rap, mi stylistique, mi commercial qu’il a théorisé. Une nette filiation s’est dégagée d’avec Kaaris. Lui aussi possède le don de magnifier les mots et d’enchaîner les propos les plus virulents avec une fluidité poétique. A ceci près que Kaaris, et c’est bien là le plus frustrant que de deviner une véritable aptitude poétique chez quelqu’un qui ne l’exploite pas, s’est jusqu’à présent cantonné à de la popote commerciale ; un rap « total », une sorte de « supra-rap », en opposition à ce qui fut appelé « baby-rap », plus violente encore que le gangsta ; plaisante mais dénuée de fond.
Les années passant, ces deux poids lourds se sont enfermés dans la caricature important tous les codes du rappeur US. Peut-être est-ce le prix de la reconnaissance, de la célébrité et de l’aisance financière qu’elle provoque : ils ne sont plus ces mecs qui « métagoraient » pour se hisser au sommet d’un « game » qui en France n’était que virtuel, d’apparat. Ils ont développé une relative schizophrénie, sans doute inhérente à la contradiction de leur quotidien, entre d’un côté leur apparentement définitif à la banlieue, ses souffrances, ses vices, qu’ils se sont appropriés en la valorisant quand bien même ils en subissaient le joug, et de l’autre le fait qu’ils demeurent parmi les plus médiatiques de ses portes voix alors que c’est justement leur utilisation du système ultralibéral (aussi bien textuelle que mercatique, leur ayant permis de formater les charismatiques symboles de l’argent facile, des nanas et de la beuh qu’ils sont devenus) qui leur a offert un niveau de vie et un confort social aux antipodes de ceux des banlieusards
Le diagnostic, s’il est vrai, étant posé, il devenait dès lors indispensable dans leur logique qu’ils règlent leurs différends « entre hommes », brutalement, et qu’ils jettent ce règlement en pâture à leur public, et via le relai de celui-ci, aux médias. Leur duel n’était qu’un cadenassage supplémentaire dans leur posture artificielle, et apporte de l’eau au moulin des réactionnaires qui scanderont que la preuve est une nouvelle fois faite que ces affrontements sont typiques du comportement des jeunes de banlieue, qui il faut être honnête, est en partie déterminée par de telles pratiques violentes. Même si l’artiste, quel qu’il soit, ne devrait pas avoir à donner l’exemple toute sa vie au simple titre qu’il est artiste, Booba et Kaaris, qu’ils le veuillent ou non influencent nombre de leurs auditeurs les plus juvéniles qui se reconnaissent en eux, comme ils se reconnaissent en d’autres rappeurs. Là se trouve le danger. Ces lambdas vivent et consomment la culture du rap commercial, fantasment à l’idée d’être ces types tout-puissants, ces monstres de consommation, de thune, de baise, de résistance pour la résistance, tout comme ils rêvent aussi, avec la même et dangereuse insouciance, du « mythe Corléoniste » (tous ceux qui ont vu Le Parrain de Coppola saisiront le propos), relatif au pouvoir sanguinaire offert par la voix du crime et de la pègre.
La cerise sur le gâteau revient, une fois encore, au traitement médiatique de l’affaire. Au buzz fait autour de la rixe. Relayée, sans être véritablement condamnée, là où ils fustigeaient il y a quelques semaines seulement Médine, pour un propos, qui ne reste qu’un propos, controversé sur la laïcité, sans évoquer le temps qu’il consacre dans la lutte contre la radicalisation. Médine a joué de la malchance de ne pas jouir du charisme d’un Booba ou d’un Kaaris. Pas assez subversif au goût de l’intelligentzia…
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