L’édito du 10 janvier: Octogone, violence d’une société ultralibérale

10 janvier octogone cover
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L’édito du 10 Janvier 2019 du Supplément Enragé, sur la recrudescence de la violence dans une société tendant vers l’octogone de combat.

Antiracisme, rap, gilets jaunes, politique: chronique d’une société américanisée

par Live A. Jéjé

Nick Conrad ne sera pas pendu

Les récents troubles qui secouent l’hexagone nous avaient presque fait oublier qu’une action en justice était en cours à l’encontre de Nick Conrad, rappeur semi-amateur, ayant fait scandale à l’automne dernier avec son clip « PLB » (« Pendez les bancs »). Une mise en scène ultra-violente, inspirée d’œuvres américaines de référence dans la dénonciation du racisme et de l’esclavage (Get Out, American History X) et des paroles jugées haineuses, appelant au crime de masse et à un esclavagisme inversé avaient convaincu les tribunaux de se pencher sur celui qui était alors inconnu du grand public, et relancé le débat sur la liberté d’expression au sein du monde de la musique, déjà ébauché à la charge d’autres rappeurs : Booba quant à sa misogynie supposée, Médine et le baz-buzz provoqué par l’annonce de quelques dates (finalement annulées) au Bataclan, lieu symbolique de la lutte contre le radicalisme islamique depuis les attentats de 2015, alors qu’il avait nommé l’un de ses albums « Jihad » et critiqué virulemment dans l’une de ses chansons le principe de laïcité, dénonçant ce qu’il voyait être des contradictions à ce système propre à l’histoire contemporaine française (sans que ne soit rappelé son implication volontaire dans nombre d’actions visant à lutter contre le radicalisme), et maints parmi leurs confrères pour des dérives lyriques jugées homophobes ou véhiculant des préceptes immoraux au jeune auditoire qui les écoute en boucle.

La défense de Nick Conrad

            Nick Conrad s’est donc présenté hier devant juge et procureur pour répondre de ses figures de style pour le moins contestées. Sa ligne de défense n’a pas bougé d’un pouce depuis ses justifications initiales, à l’aune de la polémique. Il a tenté de démonter, pendant deux heures, que le public s’était méprit sur ses intentions, en prenant sa chanson au 1er degré, alors qu’il souhaitait juste témoigner d’une histoire, celle de l’esclavage, qui est par héritage aussi la sienne, et qu’il ne comprenait toujours pas pourquoi son clip a suscité une telle indignation générale, que ce soit sur la toile, les plateaux télés ou dans les diverses conversations de comptoirs et salons, alors que des mises en scène d’une violence similaire, tel American History X n’a jamais choqué personne.

Nick Conrad le 10 janvier 2019

            Conrad est bien moins sot que son argumentaire ne le laisse penser. Fils de diplomate africain, initié à l’histoire tragique du continent africain, il est trop cultivé et pragmatique pour ne pas comprendre ce pourquoi « PBL » ne peut être comparé à des œuvres coups de poing, comme American History X, Twelve Years a Slave ou plus récemment The Birth of a Nation ou Détroit. Et ce que le procureur lui a rappelé. Tous ces films, exposant plus ou moins crûment la violence haineuse ou intrinsèquement raciste de certains protagonistes, ont toutes véhiculées une morale, un message pacifiste, condamnant sans équivoque les crimes contre l’humanité perpétrés à l’encontre des peuples africains durant des siècles. Ce qui n’est pas le cas de « Pendez les blancs » qui ne renseigne objectivement du message qu’a souhaité passer son auteur, sinon celui d’un appel à tuer.

            Demeure également la question du soutien apporté, et pour lequel Conrad l’a remercié, par l’humoriste Dieudonné, qui a défrayé la chronique depuis quinze ans pour des « dérapages » considérés comme racistes, et plus spécifiquement antisémites. Si le rappeur voulait convaincre la justice, il aurait été stratégiquement plus bénéfique pour lui de couper tous liens possibles avec des personnalités si discutées.

Une sanction légère dans un climat tendu

            Si une majorité de français semblent indignés ; plus encore dans ce contexte où des figures martyres défendues par nombre de citoyens tel qu’Eric Drouet se retrouvent dans le collimateur de la justice ; de la sanction requise par le Procureur de la République à l’encontre de Nick Conrad, une simple amende avec sursis pour « provocation directe à commettre des atteintes à la vie » (qu’il ne payerait donc pas si le sursis est retenu par les juges qui trancheront au mois du litige en mars prochain), cette affaire délicate, comme semble l’avoir saisi le Procureur, d’où la sentence indulgente qu’il préconise (l’on rappellera que des individus comme Eric Zemmour ou Dieudonné, qui ont multiplié ce que la justice nomme les « provocations à la haine raciale » ont dû débourser plusieurs milliers d’euros là où ils n’ont toutefois jamais appelé à commettre le moindre crime), relèvent le voile de multiples concepts et faits sur lesquels les intellectuels français, philosophes, sociologues semblent ne pas vouloir se pencher concrètement à leur analyse, par conviction idéologique, pour ne stigmatiser personne davantage dans cette société où chacun, pour ce que la catégorie à laquelle il est ramené selon sa couleur de peau, sa religion, ses origines ethniques ou son orientation sexuelle, se sent rejeté, victime d’intolérance.

Une affaire à la profondeur conséquente

Racisme antiblanc ?

            De prime abord se pose évidemment sur la table, avec l’affaire Conrad ; même si à une réflexion approfondie du sujet, ce n’est pas l’aspect le plus important du problème ; le débat houleux du racisme antiblanc, dont la notion est remise en cause par une partie conséquente des mouvements antiracistes, pour son incapacité à ne revêtir de formes plus graves que ne le sont les injures. Un racisme purement moral donc, « édenté » pour reprendre le terme de ceux qui consentent à le reconnaître, « qui n’existe pas » selon d’autres, qu’il ne serait pas admissible de traiter alors que les autres formes de racisme seraient institutionalisées (racisme d’Etat, discriminations à l’embauche, au logement, à l’éducation, sous-représentation dans la sphère publique, apartheid social dans les quartiers défavorisés…). Des figures critiquées au sein de l’antiracisme, particulièrement de celui mené par les mouvements « afropéens » (tels qu’ils se définissent toujours), comme Houria Bouteldja ou dans une moindre mesure la civilisationiste Maboula Soumahoro ou l’éditorialiste et journaliste Rokhaya Diallo, sont elles-mêmes accusées soit de racisme antiblanc, soit de provoquer des divisions et conséquemment de renforcer le racisme moral antiblanc, par leurs raisonnements et leurs soutiens, voire leur participation active dans l’organisation d’événements récurrents (des conférences « Paroles non blanches », des ateliers afroféministes) excluant partiellement ou totalement les personnes d’ascendance européenne ou qui ne reconnaissent pas leur « white privilege ». La principale source de ce refus de considération du racisme antiblanc se puise dans une théorisation de « l’histoire du racisme », qu’elles relient à l’esclavage et à la colonisation.

Condamner toute forme de discrimination          

Si l’on peut tout à fait admettre qu’il existe en France des ordres de grandeurs, des échelles de violence, à propos des différentes formes de racisme, et que le racisme antiblanc pourrait effectivement être perçu comme moins important, qualitativement et quantitativement, de par la forme essentiellement morale qui le caractériserait, la prise en otage de la question des discriminations raciales par le prisme de l’histoire est non seulement incorrecte mais impertinente à long terme.

Incorrecte, car là où l’esclavage et la colonisation ont entretenu dans l’histoire des liens étroits avec le principe de domination raciale, ce lien n’est pas automatique. L’essence profonde de ces deux formes d’oppressions n’est pas essentiellement raciste, et des exemples d’occupations de territoires et d’exploitations, à des fins marchandes ou de confort, d’individus originaires de ces territoires n’ont pas trouvé leur fondement dans la notion raciale. Nos sociétés, de tous temps, antiques, modernes, contemporains ont tout aussi bien pratiqué la mise en esclavage d’une « race » sur une autre qu’au sein même de la leur. Les colonisations eurent pour volonté primaire l’accaparement de richesses fournies par les ressources naturelles d’un territoire délimité et son exploitation, et non pas de quelconques intentions d’opprimer les individus qui s’y trouvaient parce qu’ils appartiennent à telle ou telle communauté ou « race ».

L’avènement de ghettos au racisme propre à sa démographie

Impertinente sur le long terme parce qu’en refusant de condamner une discrimination, même mineure, on légitime, même sans en avoir nullement l’intention, son fondement. Personne ne refuserait de soigner un individu sidaïque en prétextant que le VIH fait moins de victimes dans le monde que le cancer. Refuser de condamner chaque type de discrimination, morale ou systémique, c’est prendre le risque qu’elle s’aggrave, et le cas échéant, qu’il vienne à exister des systèmes périphériques au système centralisé principal. Nous assistons en France, sans l’admettre, à l’avènement de microcosmes autogérés où règnent dans chacun d’eux une domination structurelle propre à sa démographie, à son taux de diversité culturelle, qui parvient à créer, à des échelles relatives, un racisme antiblanc (ou à l’encontre des minorités dans d’autres microcosmes)  systémique, que ce soit parce que l’Etat a déserté ces territoires de son autorité ou parce que la trop forte concentration de personnes de la même culture d’origine, dans des conditions parfois à peine tolérables au regard de la dignité humaine, fabrique naturellement cette domination. Ainsi, la victime d’un racisme institutionnalisé au sens initial du terme peut se retrouver rejeté de par sa couleur de peau, son nom, son possible accent, dans les beaux arrondissements de Paris et devenir à son tour bourreau, raciste, lorsqu’il rentre dans sa cité. Et inversement.

Ce qu’il se passe dans certains quartiers est caractéristique de l’échec de l’antiracisme actuel, de son divorce et de la garde partagée de la cause entre les universalistes d’un côté et ceux qui considèrent qu’il ne conviendrait que de se battre pour la cause qui nous est proche ou qui est la plus grave de l’autre. Les codes culturels propre à leurs populations, la pauvreté qui y sévit et qui touche structurellement plus les citoyens issus de l’immigration ont dérivé vers la consécration de microsociétés, régies par une minorité d’opprimés qui deviennent oppresseurs en imposant à tous les autres, de leurs parents à leurs voisins, un système souterrain délinquant empreint de racisme. Quel est le pourcentage de « personnes de couleur » agressées par hasard (à savoir, en-dehors des classiques règlements de compte et rixes), rackettées, volées, à qui l’on ne permet pas de se rendre à tel endroit précis, que l’on dégage, efface et méprise si bien qu’il devient même difficile pour un blanc de devenir une racaille s’il ne se soumet pas complètement au codex des oppresseurs ? Et cela tend vers quoi ? Vers la stigmatisation encore plus importante des différentes communautés, parce que le quidam de base va relier ces communautés à la criminalité, du fait de la multiplication, relayée quotidiennement par nos médias, des meilleures preuves de cette dérive délinquante microcosmique.

La violence d’une société ultralibérale

Mais comme mentionné ci-haut, si l’on pourrait débattre des heures durant du racisme, des racismes, de leurs origines, leurs influences, leurs capacités actuelles à nuire aux individus, il est de toute évidence plus pertinent d’insérer cette question de la gangrène raciste qui divise le peuple français dans l’enchaînement séquentiel des polémiques récentes, où c’est avant tout la question de la recrudescence de la violence, sous toutes ses formes, qui se dégage comme noyau dur d’une longue série d’affaires médiatiques : la banalisation des rixes entre mineurs, la nécrose schizophrène du rap français et l’influence de cette nécrose sur ses consommateurs, la polémique Conrad, la mansuétude de l’Etat comme du peuple à l’égard d’actes de violence physique intolérables (les scandales inhérents aux violences policières ou à celles des gilets jaunes en sont l’illustration parfaite), la radicalisation de la pensée sur le web…

L’Octogone français

Alexandre Benalla, Nick Conrad, Christophe Dettinger, l’affrontement Booba / Kaaris ; qui devrait, à les en croire, se solder définitivement lors d’un duel prochain sur un Octogone ; la radicalité des argumentaires des mouvements de révolte, de lutte contre les discriminations sont d’autant de preuves d’une société consumériste, en proie à une tumeur ultralibérale à l’influence US (et dont ceux qui la composent réclament, hypocrites, en collectif un altermondialiste, sans faire le moindre effort d’adaptation d’un tel modèle à l’échelle de leur propre existence). Une société qui continue de s’américaniser en métastases pour la disparition de toute cellule d’impartialité, de toute nuance. Une société soumise au diktat du buzz, de l’entertainment, de la réaction immédiate, qui ne soulève guère d’intelligence, de réflexion, de la punchline qui doit être plus dure à encaisser qu’un uppercut.

Les rappeurs français avaient durant vingt ans défendu des causes, ils se repaient à présent dans ce culte de l’individu, ce rap commercial calqué sur le gangsta-rap US, où ils cultivent une mythologie de leurs caricatures (Nick Conrad arrivant au tribunal dans un superbe costard tout droit sorti des séries de gangster comme « Power », Booba & Kaaris entretenant une guerre sans fin, entre provocations, affrontements physiques dans des lieux publics, captation et mise en scène de leurs déboires judiciaires). Les pontes de la politique telle qu’elle s’est pratiquée durant des décennies, de par une trop grande image d’eux-mêmes et de la France, avaient refusé de céder à la peopolisation de la fonction que l’on pouvait constater chez nos alliés d’outre-manche, jusqu’à ce que les Sarkozy, Royal et Hollande se mettent en scène tels des candidats de télé-réalité. Leurs collègues s’écharpent désormais sur les plateaux comme sur un ring de boxe, arguant de qualificatifs qui font pâlir jusqu’à la ringardise les saillies des Tapie et Le Pen des années 80.

Notre pollution, elle est due aux spots qui éclairent la France 24 heures sur 24. Nous sommes à mi-chemin entre le Loft et The Truman Show. Chacun, des starlettes aux inconnus, qu’ils soient mis un beau jour ou non sur le devant de la scène, se croit le centre de ce monde, rêve de reconnaissance peu importe le coût qu’il parviendra de payer pour y parvenir, peu importe les contraintes de la gloire, les quolibets, le harcèlement, l’acharnement médiatement. Chacun entretient une légende qu’il semble normal pour tous de développer, de graver sur ses réseaux sociaux, dans son quartier, au boulot. Chacun tente de ressembler à ses modèles. Les féministes se croient Simone de Beauvoir, les intersectionnelles Angela Davis. Les gilets jaunes rêvent de devenir Robespierre, Macron un mélange de De Gaulle et Clinton.  La surconsommation a remplacé la raison, les caprices annihilent toute épargne. Tout se marchande, jusqu’à la dignité, Tony Montana a tué Victor Hugo.

La France n’est plus l’hexagone. C’est un Octogone de combat, où celui qui « baisera le mieux le game » verra ses cendres déplacées au Panthéon.

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